la peinture est une catastrophe

“La peinture est une catastrophe qui attend de se passer” clame Deleuze dans son recueil de cours “Sur la peinture” (Éditions de Minuit, 2023).

Le canevas blanc, c'est une absence. A la première trace de peinture, la première tâche, c'est la catastrophe qui commence. La encore, je cite Deleuze. Il y a à partir de ce moment, l'univers entier qui s'infiltre dans les pinceaux. Tout est possible, les chefs d'œuvre comme les catastrophes, en tant que peintre je navigue cette folie.

Je vois sur internet des artistes commencer leur travail avec des grands coups de pinceau, de fusain (https://www.reddit.com/r/BeAmazed/s/8wnKC0LNhA ); des actes plus physiques que vraiment artistiques, comme des escrimeurs on les voit trancher l'air, le geste prime sur le sens, le symbole sur la signification. Je vois ça comme une manière de dompter la catastrophe, l'accélérer, l'amadouer et ensuite reconstruire. Si le canevas est plein de ses propres catastrophes, alors la catastrophe inconnue, elle, n'arrive pas.

Cette absence catastrophique de sens ou de symboles, je la retrouve dans Ferdydurke (1937) de Gombrowicz ainsi que chez Musnil et son Homme Sans Qualités (1930). Dans ces livres, les protagonistes sont perdus par le manque de signification et de sens de leur existence car ils dérivaient celui-ci du contexte de leur existence. L'art c'est un peu pareil, la peinture finalement intéresse peu sinon l'artisan, celui qui se concentre sur le détail et le travail de reproduction. Les peintres modernes (je parle de la période du post-impressionisme ici) l'ont bien compris, ce n'est pas simplement une reproduction exacte qui intéresse, celle ci a vite été rendue obsolète par la photographie. Ce n'est pas la reproduction de ce qu'on voit, mais ce dont on pense voir. Le symbole de tel ou tel object, couleur ou personne.

Que dire d'une peinture reproduite à la perfection, sinon “c'est joli” ou “on voit bien ce que c'est”? Pourquoi certaines œuvres restent dans les mémoires et d'autres même si tout autant “bien faites” sont oubliées? Gérôme et Bouguereau ne brillent finalement que dans des débats d'initiés et dans les musées.

Personnellement, je pense que c'est la connexion entre l'artiste et le public. Lorsque l'artiste réussi à toucher le public par une histoire, par un contexte, par un symbole, le public sera convaincu. Mais comme l'écrit Bianca Bosker dans Get The Picture (2024), le monde de l'art lui aussi est tenu a ses propres moyens de communication et de gardiennage (gate-keeping). Aujourd'hui, l'art contemporain est ancré dans le contexte de sa création, dans le contexte de pourquoi on le crée. Cela le rend peut-être abscon pour le public qui, comme moi, doit se référer aux notes explicatives pour comprendre de quoi il en est. Il est même souvent facile de se moquer d'un art contemporain qui paraît illisible et abstrait.

Pourtant ça serait dommage de s'arrêter sur un tel jugement, puisque, j'ai pu l'expérimenter, l'art se vit avant de se regarder. Je m'explique, il y a quelques années, à la Berlinische Gallerie (2018, exposition sur le groupe de Novembre), j'ai vu un Mondrian (tableau 1, 1921) pour la première fois. Ce n'était pas un grand tableau, pas plus grand qu'une feuille A2. Ce tableau m'a retourné. Je pense que c'est là que j'ai eu la première graine qui m'a donné envie de faire de l'art. Chaque couleur, chaque ligne semblait pleine d'une vie totale. Comme si leur présence sur la toile était destinée, parfaite. L'agencement était merveilleux. Je ne m'attendais pas à une telle sensation face à un tableau qui peut être facilement jugé et repoussé d'un revers de main avec un “un enfant peut faire cela”. Pourtant le voir en toile et en peinture fut une expérience inoubliable.

Or, non seulement ce tableau m'a touché en tant que public, et donc la catastrophe a été évitée par l'artiste. Cette catastrophe dont parle Deleuze a d'autres caractéristiques dont je parlerai peut être dans un autre billet. Mais pour l'instant, c'est réellement la perte de contact entre l'ego de l'artiste et celui du public que je considère comme étant la catastrophe à éviter. Comme les personnages de Gombrowicz et de Musnil, se retrouver sans contexte et sans explication est une catastrophe car elle amène juste à un manque de compréhension de l'objet qu'on observe, voir du monde dans lequel on vit.

Peut-être cette catastrophe n'est pas juste limitée à l'art...